La résistance de l’archive

 

Le corpus de matériel filmé qui constitue le squelette d’Une jeunesse allemande est pratiquement illimité –on passe des travaux de Meins en tant que cinéaste aux programmes télévisés dans lesquels Ulrike Meinhof était invité– combien de temps a duré le travail de recherche au cœur des archives et la phase successive de montage ?

A partir du moment où on entreprend un tel projet, on sait qu’il faudra plusieurs années pour parvenir à sa réalisation, d’autant plus quand, en tant que réalisateur, on ne parle pas la langue des archives que l’on cherche… Pour Une jeunesse allemande, il aura fallu autour de huit années pour aller des balbutiements du projet à la fin du film.

Il est très difficile de mesurer le temps qui aurait été consacré à la recherche d’un côté à celui du montage de l’autre, car recherches et montage se sont fait en même temps. Dès les premières archives trouvées, j’ai commencé le montage, forcément très grossier au début mais qui me permettait de « tester » le matériel à ma disposition et d’essayer de mettre en place des lignes de narration ou des hypothèses de construction. Plus particulièrement, le montage permet aussi de sentir si une archive va être utilisable ou pas (en effet, il me fallait toujours utiliser uniquement des extraits des archives, et parfois, certaines de ces archives résistent, aucun extrait ne peut en être tiré.) De plus, grâce au montage, on se rend compte des lacunes dans la narration, des pistes qu’ouvrent certaines archives et cela permet d’affiner ou de préciser les recherches.

Ainsi, du début jusqu’à la fin ultime du travail du film, recherches et montage se sont imbriquées.

 

De quelle façon, au niveau du montage, t’es-tu approprié le matériel que tu as trouvé ? Comment est-ce que ton approche par rapport au format du court-métrage a changé ?

La question de comment où s’empare d’un matériel préexistant est une question difficile car il y a plusieurs réponses. Pour Une jeunesse allemande, j’avais dès le début du projet pris plusieurs décisions qui ont influencé mon rapport aux archives. En effet, la narration que devait épouser le projet était claire : le film serait chronologique, n’utiliserait que ou principalement des images tournées à l’époque des faits et privilégierait d’abord les archives des futurs fondateurs de la RAF puis dans une deuxième partie des politiciens, et finalement le film devrait si possible être construit sans voix of explicative.. De plus, une telle histoire contient certaines dates ou éléments clefs qu’il est impossible d’omettre et qui du coup servent de piliers au film. Avoir une structure narrative déjà posée rend d’une certaine manière la recherche, mais aussi mon intérêt pour chacune des archives, déjà prédéterminé. Mais il faut aussi prendre en compte qu’au delà d’une certaine rationalité narrative, il faut toujours faire place à l’émotion que l’on peut ressentir face aux archives. Pendant les recherches, je suis tombé sur des images qui, pour des raisons pouvant être très différentes, m’ont touché ou ému. Et il est important que le choix final des archives et des extraits prenne cette émotion en compte. Un film se construit aussi de manière poétique ou sensitive.

La plus grande différence avec mes courts-métrages est probablement cette ligne narrative très forte qui était là dès le départ du projet. Mes courts métrages, même très respectueux de la véracité historique des évènements dont ils traitent, me laissaient une grande liberté de montage. Il me fallait suivre des lignes plus métaphoriques, par exemple un mouvement de calme avant un mouvement de violence, mais je n’avais pas besoin que les extraits se répondent chronologiquement. Avec Une jeunesse allemande, il était impératif de respecter les dates des archives, ce qui rendait forcément le montage plus difficile. L’autre grande différence avec les courts métrages, et qui fait qu’Une jeunesse allemande ne pouvaient être qu’un long-métrage, est la place essentielle laissée dans ce film aux langages (langages parlés, mais aussi langages visuels).

 

Il me semble que ton cinéma soit traversé par une réflexion autour de la genèse de la violence. UJA en particulier interroge le spectateur sur la possibilité de passer d’un côté à l’autre de la barricade, du statut de victime à celui de bourreau. Crois-tu qu’une telle réflexion puisse aller au-delà des frontières historiques du terrorisme en Allemagne et parler de l’actualité ?

Je dirais oui sans hésitation. Il y a quelque chose d’intemporel dans les phénomènes de violence, simplement parce que la violence est constitutive des sociétés humaines (que ces violences proviennent de ces sociétés ou que ces sociétés doivent se protéger de la violence). Le jugement moral que nous pouvons avoir sur la violence n’empêche pas son existence. Seules des réponses politiques, tendant à la création d’une société plus juste et égalitaire, pourraient peut-être atténuer cette violence congénitale. Du coup, je vois dans chaque acte de violence (qu’il soit positif – il y a des actes de violences qui empêchent que des actes encore plus violents soient commis, ou négatif) comme une métaphore de tout acte de violence, indépendamment des contextes dans lequel il s’origine.  Par exemple, il me semble que la question de savoir jusqu’à quel point résister à ce qui nous détruit et qui se posent pour les jeunes étudiants ouest-allemands de la fin des années 60 reste toujours valable aujourd’hui. Il en est de même de la violence d’État, qu’elle s’abatte sur tout contestataire à l’ordre établi ou qu’elle utilise quelque épouvantail que ce soit pour contraindre l’ensemble de la société. Sur ce sujet en particulier, il est sidérant, même si ce n’est en rien surprenant, et alors même que l’époque a radicalement changée, que les discours des hommes politiques français (mais on pourrait dire des hommes politiques tout court) d’aujourd’hui sont des copiés-collées de ceux de l’époque du film en Allemagne de l’Ouest. La manière dont ils utilisent le terrorisme pour façonner des sociétés entières est exactement la même.

Un spectateur, face à un tel film, se retrouve dans ma position de réalisateur face à cette histoire. Nous faisons chacun des liens entre cette époque et aujourd’hui, nous entrevoyons certains échos, certaines correspondances. Mais nous constatons aussi ce qui a définitivement changé et cela nous apprend aussi de notre contemporain.

 

J’imagine que le fait de regarder plusieurs fois le matériel t’ait amené à t’interroger et à consolider une idée sur l’étincelle qui a fait passer Ulrike Meinhof du militantisme politique au militantisme militaire. Et pourtant le film laisse toute liberté d’interprétation au spectateur ; de quelle manière t’es-tu orienté pour laisser au spectateur cette possibilité de choix ?

Il faut d’abord noter qu’il n’existe aucune archive documentant le passage à l’acte. Il y a un avant, on voit par exemple Ulrike Meinhof passer à la télévision un mois seulement avant la fondation du groupe, et un après, l’enregistrement de la voix de Meinhof quand elles énoncent les raisons politiques de la fondation du groupe par exemple. Mais il n’y a rien sur l’entre deux.

De plus, je dirais, même si c’est très contradictoire, qu’il y a à la fois beaucoup trop de raisons expliquant cette décision (et qu’il est impossible de les donner toutes) mais qu’en même temps, il n’y a pas vraiment eu de « prise de décision », ou disons que si aujourd’hui le passage à la lutte armée nous paraît comme quelque chose de radical, ça ne l’était pas à l’époque. Dans ces années là, le débat sur la violence ne se posait pas comme maintenant en terme moral (« la violence c’est mal ») mais en terme politique (« est-il utile ou non ici et aujourd’hui d’utiliser la violence pour que la révolution advienne ? ») Du coup, la réponse pour eux à cette question est très circonstancielle : faut-il libérer ou pas Baader de prison ? S’il y a « une étincelle », elle est aussi modeste que cela. Il n’y a pas de mystère. Un jour, la RAF est fondée et certains y participent, ce que raconte sobrement le film. C’est seulement parce que nous sommes d’aujourd’hui que nous voulons absolument comprendre ce qui nous semble une énigme mais qui ne l’était pas pour ceux qui l’ont expérimentée à l’époque.

 

Comment le film a-t-il été reçu en Allemagne ? Crois-tu que les 35 ans qui se sont écoulés entre la fondation de la RAF et la première d’UJA aient été un temps suffisant pour éveiller une réflexion sur un tel moment historique ?

Les retours en Allemagne ont été plutôt positifs, à ceci prêt que les Allemands ont des souvenirs plus vifs que n’importe quel autre public du film. Ceci dit, ils étaient plutôt surpris que j’ai pu retrouver autant d’images inconnues d’eux, et que je l’ai fait depuis la France.

Si je dois retenir deux éléments de réponses des spectateurs que j’ai pu rencontrer, c’est déjà qu’aucun ne m’a fait de remarque sur des problèmes historiques ou politiques que pourrait poser le film, puis que des spectateurs de bords politiques très différents aient pu me dire chacun que le film dressait un portrait juste de cette histoire. Ce qui n’était pas gagné d’avance car cette histoire reste encore au centre d’une guerre mémorielle acharnée. La mémoire de cette histoire reste encore réellement vive en Allemagne, elle fait toujours débat. Alors, ne pas me retrouver avec ce film dans cette guerre de tranchées, était une petite fierté personnel.

 

Tu as conclu ton cours à l’université de Jakarta avec les mots suivants : “poetry is a way of expression that mainstream media can't integrate, and so, can't destroy”… Crois-tu que les réalisations de Meins puissent survivre au temps et au jugement de l’histoire par rapport à ses actes politiques ? C’est-à-dire qu’un fragment d’art puisse transcender son auteur ?

Il me semble que oui. Le temps passant, nous nous retrouvons en tant que spectateurs face à des œuvres presque orphelines. En effet, nous avons perdu toutes traces biographiques des auteurs ou elles ne sont que lacunaires. Etaient-ils des gens biens ou des abrutis, frappaient-ils leurs femmes, ont-ils été révolutionnaires ? Nous pouvons le savoir pour nos contemporains, et encore partiellement, mais plus les années défilent, plus la mémoire s’étiole et ne restent finalement que les œuvres.

Après, concrètement pour Holger Meins, je ne sais pas ce qu’il restera de lui d’ici 10, 100 ou 200 ans. Je pense que tout sera oublié, simplement parce que son œuvre en tant que telle reste assez mineure (j’écris cela sans condescendance et avec amitié pour lui). La force de Meins était dans la manière dont il a pensé son travail de cinéaste dans une multiplicité d’actions possibles plus que dans les films eux-mêmes qui ne sont presque que des traces, des témoignages modestes de ses réflexions en cours. Mais aucun de ses films ne me paraissent essentiel en tant que tel. L’esprit d’une époque est quelque chose qui disparaît avec le temps… Mais peut-être que je me trompe et des spectateurs redécouvriront ces films avec plaisir et enthousiasme dans de nombreuses années.

 

Andrea Lavagnini
Filmidee
Février 2016